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"Mon dévidoir de l'âme"
"Mon dévidoir de l'âme"
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4 janvier 2005

Celui qui naît en mer, périra en mer...

Mon père était marin, il vouait une passion infinie aux étendues azures des sept mers. Et ma mère, parfois, le suivait dans ses aventures. C'est ainsi que je suis né sur un chalutier breton, au  beau milieu d'une saison de pêche en haute mer à nulle autre pareille. Une épitaphe méconnue du grand nombre dit :  « Celui qui naît en mer périra en mer ».  Depuis ma plus tendre enfance, je crois en ces quelques mots, je porte cette conviction en moi comme une funeste prémonition, le fardeau clairvoyant de mon propre trépas.

 

 

Pourtant, mon heure est venue mais l'océan m'a épargné…

 

 

Les médias nomment cela un Tsunami…  Nom bien poétique pour une telle hécatombe ! Raz de marée, catastrophe naturelle, bouleversement géologique, déchaînement de la Nature, Déluge, Apocalypse… Ils pourront user de tous les termes dont la langue française puisse  regorger, il en est aucun qui pourra traduire l'horreur de ce que j'ai vécu. 

Rien ne peut décrire ce mur d'eau, imprévisible, incommensurable, aussi puissant qu'un roc, aussi dévastateur qu'une coulée de lave, qui a déferlé soudainement sur Phuket.  Rien ne peut décrire cette lame de fond incessante, meurtrière, rugissante,  laminant chaque habitation, chaque véhicule, chaque chose inerte, chaque être vivant, sur son passage. La Mer nourricière de ces populations de pêcheurs est devenue, en l'espace de quelques instants, le bras armé de leur Mort.

Je ne sais comment cela est possible mais j'ai survécu…

Lorsque l'océan a envahi  les terres, avec toute la vigueur rageuse et noire qu'un séisme puisse lui conférer, je me suis amarré de toute la force de mon pauvre corps déjà meurtri à…  Je ne saurais dire, en fait , quel était cet objet. La seule chose dont je sois certain est que je m'y suis attaché de tout mon instinct de survie, de toute mon horreur, sentant sa raideur glaciale et pourtant réconfortante contre ma peau, alors que les vagues me lacéraient la chair telles d'infimes lames acérées, s'engouffrant dans mes bronches, cycliquement, vicieusement, et manquant de me  noyer à chaque remous.

Et pourtant…

J'ai crié… J'ai hurlé de toute mon âme ! J'ai cherché, de mon regard affolé, une main secourable, une embarcation pouvant m'aider… Mais qu'aurait pu faire un quelconque bateau, aussi grand soit il, dans un tel déluge, ballottée comme une vulgaire coquille de noix ?

Je n'ai vu que désarroi, panique et mort… J'ai vu des mères affaiblis essayant de préserver leurs enfants de l'eau,  dans un dernier élan de courage, malgré ce flot les submergeant. J' ai vu des hommes, pourtant robustes, gesticuler frénétiquement, emportés tels des poupées de chiffons. J'ai vu des vieillards, des enfants combattant en vain l'océan de leur maigre membres décharnés.

Et j'ai vu mon enfant chéri, mon fils bien aimé, le fruit de ma sève, de mon sang, se débattre fébrilement, tenter d'attraper une branche, un poteau encore debout, afin de résister à ce déferlement. Mais il n'a pas réussi, il n'a pas eu la force… Son crâne a heurté violemment un rocher. J'ai regardé son visage ensanglanté, mais désormais apaisé, ruisseler à quelques mètres de moi avant de s'enfoncer dans ces profondeurs abyssales.  J'ai sombré dans une douleur infinie, annihilant tout ce que ce raz-de-marée pouvait me faire subir.  Une seule chose aujourd'hui amenuise quelque peu mon chagrin : il n'a pas souffert…

Je crois que j'ai hurlé à nouveau… Mais cette fois ci, pas d'appel à l'aide, juste un long et profond rugissement de souffrance, interrompu par un autre cri, plus faible, féminin, une voix que je connaissais…

Je l'ai aperçue, accrochée désespérément à une lourde branche malmenée par les tourbillons du courant.  Elle était faible, à bout de force, manquant de lâcher prise à chaque instant.

« Chérie, attrape ma main ! »

Ma clameur a été étouffé par le bruit assourdissant des flots déferlant. Pourtant elle l'a comprise…

Je me suis étiré de tout mon long, cramponnant d'une main  cet objet béni, source inespérée de ma survie, et étendant l'autre en direction de mon épouse.

Je venais de perdre mon fils, il n'en serait pas de même pour celle que j'aime plus que tout !

Elle a délaissé sa branche pour attraper mon bras à deux mains.  Elle l'a serré le plus fermement qu'elle pouvait, tandis que j'essayais de la ramenée à moi. Mais la  pression de ce déluge a été trop forte, mon avant bras trop humide et glissant, ses doigts trop endoloris, ses muscles trop affaiblis… J'ai senti son étreinte céder, se détacher lentement et inexorablement de ma peau.  Je lui ai crié de tenir bon, j'ai tenté de la réconforter, de l'encourager, de la motiver avec ces projets d'avenir qu'elle désirait tant réaliser… Mais sa main s'est séparée de mon bras.  Elle est resté un bref moment, immobile malgré le courant qui la cernait, me fixant d'un regard dénué de panique ou d'effroi, un regard digne, adouci et triste, empli d'une lueur qui, je crois, signifiait : « je t'aime ».   Elle a été engloutie brusquement par une vague sournoise et silencieuse, sans un cri, sans un mot, sans un pleur.

J'aurais dû la rejoindre, m'abandonner à cet océan.  J'aurais dû laisser la mort me prendre –n'était ce pas mon Destin de mourir ainsi ?- afin de les embrasser à nouveau, mon fils et elle, unis dans l'Au-delà.

Oui, j'aurais dû, mais je n'ai pas pu…

Profond instinct de survie ? Ou bien simple lâcheté ? Simple peur du trépas ?

Quoiqu'il en soit, je me suis cramponné de tous mes membres, à la force de tous mes muscles et j'en ai réchappé…

 

 

Je suis là, je l'ai vécu et j'y ai survécu… A quel prix !

Mon corps lui en est sorti presque indemne : une épaule luxée,  une jambe cassée et  des ecchymoses et blessures infimes mais douloureuses qui me rappellent chaque instant que je suis toujours vivant.  Mais, mon être, lui, n'a pas subsisté… Il est détruit, réduit à Néant ; il s'est embrasé et se trouve désormais à l'état de cendres ; il a trépassé avec mon épouse et mon enfant, au même instant où chacun disparaissait dans ces eaux boueuses. Pourtant, le corps ne laisse pas transparaître toutes les entailles mortelles de l'âme. Mon Esprit défunt ne fait pas de ma chair un tissu froid et livide, ne fige pas mes membres dans une raideur post mortem, ne donne pas une teinte glaciale à ma chair.  Je suis mort-vivant, un cadavre sans âme, une abomination de la Nature.

 

 

Ma chérie, mon enfant, je serai bientôt auprès de vous…

Cette crique ouvrant sur ce morceau de plage, l'écume caressant sa surface dorée dans une ombre ocre, les vagues azures se cassant avec douceur contre les rochers cernant la minuscule avancée de sable .

Je la surplombe. Le vent frais frôle ma peau dans un léger frisson.

Celui qui naît en mer périra en mer…

J'arrive mes amours…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J'ai longuement hésité avant de poster ce texte… Je le trouvais déplacé.   Je me suis trouvé un peu présomptueux  de croire pouvoir imaginer ce qu'une personne pouvait ressentir durant un tel drame.

Pourtant je l'ai posté, sans avis de quiconque, selon mon libre arbitre, avec tout de même un bémol : s'il devait choquer ou blesser une personne, je m'engage à le retirer de ce blog.

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Commentaires
F
rien de choquant tu écris ce que tu veux sur ton blog <br /> <br /> en plus là c'est bien écrit <br /> <br /> bisous
A
je suis daccord avec l'archer vert....<br /> je pense que ton geste "inconscient" de publier cette note montre que tu partages cette souffrance avec des milliers de personnes si ce nest beaucoup plus... et cest louable...<br /> mais je suis certaine que nous ne pouvons pas decrire la souffrance quand nous ne la vivons pas... dans ce drame, chacun percoit une certaine souffrance differemment... moi je deploire cela, les survivants deploirent leurs morts... mais je vis tres bien... eux... quand est il vraiment ?? nous ne voyons que quelques temoignages mais beaucoup de descriptions journalistiques... qui nous font eprouver ce que nous ressentons a lheure actuelle (compassion...) <br /> mais la compassion que lon ressent n'egale pas la souffrance que ces gens vivent.... <br /> <br /> a bientot ;)
L
Evidemment, on ne peut pas ressentir ce que quelqu'un y était à pu vivre, mais on peut essayer de s'approcher, même lointainement, de la réalité. Ton texte y parvient.
L
Ton texte est beau,vrai...l'amour,la mort...il n'est pas déplacé,c'est aussi un vibrant hommage à ceux qui ont péri,à ceux qui ont survécu et qui gardent au fond d'eux des plaies bien plus profondes que celles laissées dans leur chairs...
P
Ton texte est superbe. Mais il empoigne les tripes pour ne plus les lâcher. C'est vrai que pour la plupart de nous autres, qui n'avons pas vécu cette catastrophe, ces dizaines de milliers de drames, nous avons beaucoup de mal à saisir toute l'horreur de ce tsunami. Parce qu'on n'a pas forcément d'amis ou de famille qui ont laissé leur vie dans ces eaux violentes.<br /> Une fille de ma classe, ses parents sont ambassadeurs. Normalement ils auraient du être là-bas mais le poste leur a été refusé. Finalement, ça n'était pas plus mal. Ce genre de hasard malheureux est devenu un hasard heureux, tout compte fait.<br /> La vie est bizarrement faite tout de même ! Voilà pourquoi je crois plus en Murphy (la loi de l'emmerdement maximum, ou la loi du hasard malencontreux) qu'en un dieu quelconque...
"Mon dévidoir de l'âme"
  • Coucher mes pensées sur un écran vierge est comme un exutoire. Y dévercer mon flot de songes et de reflexions, y étaler la nudité de mon âme sans artifice, voilà la raison d'être de ce blog...
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