Petite Chronique judiciaire...
Elle est entrée lentement, fébrilement, dans la salle d’audience.
Jeune et fragile être au regard teinté de ténèbres, dans lequel je perçois le scintillement - que je soupçonne perpétuel, éternel - d’une intense souffrance, d’une profonde mélancolie, d’un incommensurable tourment
Un soudain et lourd silence tombe sur la salle. Un silence respectueux.
Les débats se déroule en chambre du conseil, hors de la présence du public, seule la victime et son représentant étant présent, les avocats plaidants dans les autres affaires appelées à l’audience étant toutefois traditionnellement tolérés.
En général, la minuscule salle est bondée d’avocat, arborant plus au moins fièrement leur toge noire, surmontée de cette courte cravate blanche plissée, leur épitoge ornée de fourrure immaculée virevoltant à chacun de leur mouvement.
Pourtant , en ce jour, la salle d’audience est étrangement vide.
Et, il en est mieux ainsi…
La jeune femme s’installe sans un bruit derrière son avocate. Son visage diaphane parcourt la salle sans pourtant s’arrêter sur les magistrats qui l’observent respectueusement, ni sur le substitut du Procureur, plongé dans ses notes, ni sur moi, annotant mon rôle d’audience en gardant une attention distraite sur elle.
La présidente ouvre les débats.
Elle fait son rapport, comme le veut la procédure, d’une voix posée, lente et distincte. Elle expose brièvement les « faits, procédures, moyens et prétentions des parties », selon la formule consacrée.
Elle énonce les faits incriminés : « acte de pénétration sexuelle commis par violence, contrainte, menace ou surprise »… Définition légale du viol. Acception en termes purement juridiques, objectifs, impersonnels, froids. Ce crime a été commis dix ans auparavant par un « violeur en série ». Cet auteur, un homme de bonne famille, marié, père, avec un statut social aisé, a été condamné par la Cour d’Assises, cette même Cour ayant alloué à ses –trop- nombreuses victimes – dont celle qui est devant nous aujourd’hui, muette, le regard vide - des indemnités en réparation de leur préjudice subi. Somme réellement insuffisantes, voire indécentes eu égard à la douleur morale subsistante. Mais comment parvenir à évaluer justement, fidèlement une souffrance psychique ? Comment parvenir à la matérialiser par un montant ? Comment parvenir à déterminer le « pretium doloris » (littéralement le « prix de la douleur ») ?
A mesure que la magistrate déclame la chronologie de ces événements, la jeune femme semble à tout instant être sur le point de défaillir, de céder sous le poids des souvenirs. Elle était mineur au moment de son agression. Depuis dix ans, les audiences, les délibérés, les prononcés, les renvois, les requêtes devant d’autres juridictions et ainsi de suite, lui remémorent son calvaire, ses souffrances. Comment s’élever outre tout cela dans ces conditions ? Comment parvenir à faire table rase du passé et à renaître à l’existence quand une ribambelle d’avocats, de membres du parquet, de juges lui assènent constamment une douleur supplémentaire, chaque fois plus aiguë, en la plongeant dans ses réminiscence qu’elle aimerait pourtant tant évacuer ?
Son regard de nuit tombe sur le sol, se perd dans ses souffrances. Ses doigts fins s’égarent dans sa longue chevelure brune parsemée de reflets auburn. Elle tente de rester digne, calme, d’étouffer ses sanglots. Elle y parvient mais son regard la trahit. Et je me rends compte de toute la force qu’elle doit déployer pour y parvenir.
La parole est donnée au Ministère Public puis vient les plaidoiries de l’avocate.
Elle argumente sur un pont de droit, un souci de recevabilité soulevé par la présidente. Un problème de délai de prescription éteint. Elle plaide en faveur d’un relevé de forclusion. Elle argue, elle justifie, elle motive. Pas de jeu de manches, pas de grande envolées lyriques et théâtrales. Juste l’essentiel..
Je frémis à l’idée que cette requête puisse être rejetée pour un simple problème procédural. Je tremble à la pensée qu’elle puisse ne pas avoir gain de cause après dix ans de procédure.
J’en viens presque à être écœuré de cette Justice à laquelle je participe pourtant activement
Malgré les termes purement juridiques employés et bien qu’elle soit profane en la matière, la jeune femme saisit de quoi il ressort.
Et elle semble à chaque parole prononcée par son avocate s’effondrer un peu plus sous le poids de ses sanglots.
Je perçois une infime larme embuer le coin de ses yeux. Larme qu’elle sèche d’un geste bref et discret du revers de la main.
Son avocate conclut sa plaidoirie.
La présidente se tourne vers la jeune femme. Elle lui donne la parole. Une profonde empathie émane de sa voix.
Noooon…
La jeune femme se lève, lentement, difficilement.
Elle tente de prononcer quelques mots…
Mais ce ne sont que des larmes qui jaillissent, des sanglots qui cassent sa voix.
Merde…
Sa souffrance foudroie tout mon être, déchire mon âme, torture mon estomac, ressert ma gorge, fait naître un sanglot qui a bien du mal à demeurer emprisonné au bord de mes paupières.
Je baisse les yeux. Je sers les poings.
Merde…
Elle prend son visage entre ses mains, son corps parcouru de soubresaut. Son avocate la réconforte silencieusement.
Elle se ressaisit. Un sourd murmure émane de ses lèvres. Chacun sent qu’elle lutte pour ne pas être engloutie à nouveau par ses pleurs.
Je ne suis pas certain que tous aient saisi ses paroles. Pourtant, la présidente a la délicatesse de ne pas la prier de les réitérer…
Bien…
L’affaire est mise en délibéré.
La présidente annonce la date du prononcé de la décision.
Les débats sont clos.
La jeune femme disparaît , plus abattue, plus fébrile, plus fragile…
Et, les yeux clos, je psalmodie dans un sourd murmure, comme une prière…
Ne prononcez pas la forclusion…
Ne prononcez pas la forclusion…
Ne prononcez pas la forclusion…